L’Ethiopie se voit comme le dernier endroit booming du continent
Le futur ''tigre africain'' réussira-t-il son pari ? Et à quel prix ?
Abebech Dansa dit qu’elle ne pourrait pas être plus heureuse. L’année dernière, cette mère célibataire de 25 ans qui habite à Hawassa, à 275 km au sud de la capitale éthiopienne Addis-Abeba, a quitté son travail dans un salon de beauté. Elle travaille maintenant chez TAL Apparel, un fabricant de vêtements de Hong Kong qui a implanté une usine dans la toute nouvelle zone industrielle ultra moderne de Hawassa.
Après plusieurs semaines de formation à l’usine TAL en Indonésie, Madame Dansa coud désormais des chemises dans l’usine de Hawassa, qui s'agrandit constamment et vient juste de commencer à exporter vers les Etats-Unis. Elle gagne 1040 birr (45 dollars US) par mois, sans compter les avantages, soit 50% de plus que ce qu’elle gagnait chez son ancien employeur, en confectionnant des chemises pour une entreprise qui approvisionne de grandes marques comme JCPenney, J Crew ou Burberry.
''Il y a une bonne ambiance ici, de bonnes vibrations'' dit-elle. ''Beaucoup de personnes étaient au chômage et malheureuses mais maintenant elles ont du travail et gagnent bien leur vie. La ville est méconnaissable. Il y a de nouveaux immeubles, des routes modernes et de grandes industries.''
Son développement est le fruit d’une nouvelle politique économique de l'Ethiopie, ce pays d’Afrique de l’Est qui, durant des décennies, était surtout connu pour être en permanence au bord de la famine et pour produire des marathoniens.
Aidée par des financements étrangers, principalement de la Chine qui a massivement investi dans des barrages, des routes et des chemins de fer, l’Ethiopie connait un boom économique similaire à celui de la Chine. A partir de 2005 et durant 10 ans, la croissance économique annuelle a été en moyenne de 10%. Le deuxième pays le plus peuplé du continent africain vient de dépasser le Kenya et devient la première économie d’Afrique de l’Est d’après les données du Fond Monétaire International.
The prime minister, Hailemariam Desalegn, with the Chinese president, Xi Jinping and their wives during the Belt and Road Forum in Beijing in May 2017 © Reuters
L’Ethiopie essaie d'imiter les grandes lignes de l’industrialisation asiatique. Elle entend devenir le prochain centre mondial de l’industrie manufacturière, alors que les coûts augmentent dans des pays comme le Bangladesh et la Chine. Roger Lee, le directeur de TAL, décrit l’Ethiopie comme étant ''l’ultime territoire… en termes de production de masse''.
Ce faisant, le gouvernement autoritaire fait un pari à la chinoise sur sa propre survie. De violentes manifestations ont secoué une grande partie du pays, l’État d'urgence est instauré, mais les autorités mise sur une croissance très soutenue et continue – qui concerne neuf zones industrielles en construction – pour calmer le mécontentement généralisé contre la suppression des droits démocratiques et un capitalisme dit de corruption.
Arkebe Oquaby, ministre délégué à la Politique d’industrialisation auprès du Premier Ministre, affirme que l’objectif est de ''faire évoluer l’Ethiopie d’une économie agraire vers un stade de développement où l’économie manufacturière serait dominante''. La démocratie arrivera plus tard. ''Nous devons nous focaliser sur les performances économiques et non pas maintenir un système politique totalitaire quelconque'' dit-il. ''Nous le faisons car le but ultime de n’importe quelle nation qui aspire à se développer et à rattraper les autres est d’améliorer la vie quotidienne de son peuple.''
D’autres sont plus regardants. Zeid Ra’ad al-Hussein, Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’Homme, a récemment mis en garde le gouvernement éthiopien lors d’une récente visite à Addis-Abeba et l'a averti que si le gouvernement ne relâchait pas son emprise, ''la tension sociale va s’accroitre et atteindre un seuil où des choses dramatiques pourraient arriver'', même avec une forte croissance économique.
La zone industrielle de Hawassa est le vaisseau-amiral de la stratégie d’industrialisation de l'Ethiopie. Malgré les troubles, la majorité des investisseurs étrangers continuent de soutenir ce gouvernement et ses efforts pour implanter une industrie manufacturière.
''Nous cherchions un pays avec une main d’œuvre suffisante, qui ait également des débouchés maritimes pour l’export, avec des salaires suffisamment bas, une politique industrielle bien pensée par le gouvernement… et qui bénéficie de la suppression des taxes et douanes sur les marchés américains et européens'' résume M. Lee, de TAL.
Un autre point positif en sa faveur est le fait que ce pays offre une électricité parmi les moins chères au monde : 0,03 dollar par KWh.
Bill McRaith, directeur des approvisionnements chez PVH, une entreprise de vêtements cotée à la bourse de New-York et qui vient d’ouvrir une usine à Hawassa, affirme que le gouvernement a tenu parole sur ses promesses.
''Souvent, vous avez une vision de ce qui est possible, mais en général la réalité vous rattrape'' ajoute-t-il. ''La bonne expérience de l’Ethiopie, c’est que tout le monde tient la route. Cet investissement se passe mieux que n’importe quel autre plan de développement que nous avons entrepris à ce jour, même si nous n’en sommes qu’au tout début, sur la rampe de lancement.''
Oromo people at a protest in Bishoftu last October, one of a series of protests over land and perceived neglect by the Ethiopian government © Getty Images
Ce qui est moins certain : savoir si le modèle de Hawassa peut être reproduit à travers le pays afin d’apaiser les tensions sociales. La zone industrielle a été construite en neuf mois, elle devrait employer 60 000 personnes et créer 150 000 autres emplois indirects. Parmi les neuf autres zones industrielles planifiées, plusieurs doivent être inaugurées cette année. M. Akebe annonce que le gouvernement éthiopien souhaite créer 200 000 emplois chaque année et ce jusqu’en 2025.
C'est impressionnant mais le ministre admet qu'avec 2,3 millions d’enfants qui naissent chaque année en Ethiopie et dont 80% forment une jeunesse rurale qui ne termine pas l’école primaire, le défi est majeur. Les trois-quarts de la population comptent sur l’agriculture pour leur subsistance et pourtant l’agriculture ne génère que 37% du produit intérieur brut. Des projets sont lancés pour augmenter les fermes commerciales, moderniser les techniques d’agriculture et également multiplier les territoires irrigués.
Les diplomates étrangers ne sont pas convaincus par le succès de la politique générale, surtout si l’on considère que les services financiers, le commerce et les télécoms sont fermés aux investisseurs étrangers et que le gouvernement se méfie du secteur privé en général. Les exportations des récoltes comme le café, ont chuté l’année dernière et les objectifs pour les biens manufacturés et la production énergétique n’ont pas été atteints.
Même si ces politiques attirent suffisamment d’investissements étrangers pour générer des emplois et atteindre d’autres objectifs économiques, beaucoup considèrent que cela ne sert à rien car le gouvernement ne traite pas la myriade de doléances civiques et politiques.
Un voyage d'une heure par la route au nord de Hawassa rappelle la fragilité des fondations sur lesquelles ce miracle économique apparent est bâti.
Des carcasses carbonisées de camions et de bus jonchent le bord de la route principale de la ville de Ziway, dans la région d’Oromia. Ce sont des vestiges des onze mois de manifestations qui ont secoué le pays, jusqu’à ce que le gouvernement, contrôlé depuis 1992 par le Front de libération des peuples du Tigré (FLPT), ne décide d’imposer l’état d’urgence en octobre dernier.
A large farm run by Saudi Star in Gambella, eastern Ethiopia, which uses modern industrial farming to increase yields © Charlie Bibby/FT
Les manifestations ont commencé à Oromia avant de s’étendre à Amhara et d’autres régions. Des centaines, peut-être même plus de 1000 personnes, ont été tuées et des dizaines de milliers arrêtées, dont une bonne partie sans être jugées. La plupart ont été relâchés après cinq semaines ''d’éducation et de formation'', selon les termes des autorités.
La répression brutale a restauré un vernis de stabilité dans la majeure partie du pays. Mais l’état d’urgence qui devait durer six mois a été prolongé, même si sous une forme diluée, puisque le gouvernement admet que des groupes armés sont encore actifs.
Selon des diplomates, des hommes d’affaires et des militants des droits de l’homme, le plus inquiétant pour la prospérité à long terme de l’Ethiopie pourrait être le fait que le gouvernement ne fait quasiment rien pour s’attaquer aux racines des maux qui ont causé ces troubles.
Elles comprennent un favoritisme économique envers les membres du FLPT et les autres partis qui forment la coalition au pouvoir en Ethiopie, à savoir, la coalition du 'Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien'. Il y a également le manque de droits civiques et démocratiques. Le FDRPE contrôle tous les sièges du parlement. De nombreux partis d’opposition ont été décapités et leurs dirigeants sont en prison ou en exil. Les médias indépendants sont muselés et les critiques sont réprimées sévèrement.
En mai, Yonathan Tesfay, un ancien porte-parole du Parti bleu, un parti d’opposition, a été condamné à six ans et demi de prison pour ''incitation au terrorisme'' après avoir critiqué sur Facebook la façon dont le gouvernement a géré les manifestations. Un des hommes politiques les plus en vue de l’opposition, Merera Gudina, le leader du mouvement Oromo, est en procès pour terrorisme pour avoir partagé une tribune avec un leader de parti politique que le gouvernement considère comme terroriste, lors d’une session du Parlement Européen.
''Le gouvernement a peur de la critique'' explique Befeqadu Hailu, un blogueur arrêté plusieurs fois. ''Il n’y a aucun moyen d’exprimer les revendications des gens et c’est ce manque d’espoir qui a fait naitre les manifestations''.
The streets of Addis Ababa, the focal point of Ethiopia's recent fast growth © Charlie Bibby/FT
Un homme d’affaires d'Addis-Abeba dit que le gouvernement a une approche à court terme des manifestations. ''Il craint qu'en cédant un pouce de terrain, il perde tout, mais de plus en plus en plus de gens pensent qu'en ne donnant rien, il finira par tout perdre'' analyse-t-il.
Les soutiens du gouvernement affirment que les nombreuses statistiques sont là pour conforter son bilan. Depuis la prise du pouvoir par le FLPT, l’espérance de vie est passée de 45 à 65 ans. La mortalité infantile et maternelle a reculé de 70% au cours de ces 12 dernières années. Et le PIB par habitant a grimpé de 125 dollars en 1994 à 650 l’année dernière d’après la Banque Mondiale.
Pour Zemedeneh Negatu, un homme d’affaires éthiopien très connu, la politique du gouvernement est évolutive plutôt que révolutionnaire : ''Ils copient la Chine et de la Corée du Sud, et peut-être aussi un peu Singapour, en ajoutant une touche éthiopienne. Et s’ils ont la bonne recette, il y a de fortes chances qu’ils arrivent à créer un tigre économique en Afrique''.
La grande question est de savoir si les troubles s’essouffleront et s'il y aura une nouvelle vague de manifestations.
L’agitation sociale et les manifestations ont explosé dix ans après les dernières grandes manifestations, qui avaient éclaté lorsque l’opposition avait manifesté contre le trucage des élections de 2005. ''Il y a une culture d’apathie dans ce pays'' explique un membre de Front de Libération Oromo, un groupe que le gouvernement considère comme une organisation terroriste qu’il accuse d’avoir initié les manifestations. ''La bonne nouvelle est qu’il y a plus de gens qui développent une conscience politique qu’en 2005. Donc la flamme de la révolte va s’allumer plus facilement qu’avant.''
The train from Addis Ababa to the Red Sea port in Djibouti, a line built by two Chinese companies. It began operations last year © AFP
Pourtant, la plupart des investisseurs restent de marbre face aux tensions politiques, même si beaucoup de bâtiments appartenant à des étrangers ont été pris pour cibles durant les manifestations parce qu’ils symbolisaient une source de légitimité du gouvernement.
''Nous travaillons dans beaucoup de pays en voie de développement et je ne me souviens pas d’un seul pays dans lequel nous étions et qui n’a pas eu son lot de problèmes'' résume M. Lee de la société TAL. ''Pour moi, c’est une partie intégrante du cycle de développement de ces pays ; au fur et à mesure qu'ils progressent, ils font face à des problèmes.''
Steve Meyer, le Président de Corbetti Geothermal, l’entreprise qui développe le premier grand projet énergétique privé en Ethiopie, reconnait ''qu’investir en Ethiopie est un pari''.
''Suis-je trop optimiste ?'' demande-t-il de façon rhétorique. ''Nous sommes optimistes mais nous n’allons pas mettre au clou toute la ferme non plus.''
L’instabilité régionalise favorise Addis-Abeba. La plupart des gouvernements occidentaux déploient des efforts considérables pour garder de bonnes relations avec l’Ethiopie malgré une décennie d’autoritarisme, des centaines de morts et des dizaines de milliers d’arrestations durant les deux dernières années de révolte.
Boris Johnson, ministre britannique des Affaires étrangères, se souvient que lors de sa visite à Addis-Abeba l’année dernière, il a évoqué le cas d’Andy Tsege, un militant éthiopien qui a obtenu l’asile politique au Royaume-Uni. M. Tsege a été arrêté par les autorités éthiopiennes dans un aéroport au Yémen en 2014 et il se trouve maintenant dans une prison éthiopienne, condamné à mort par contumace en 2009.
Mais les critiques publiques de M. Johnson ne sont pas allées plus loin que : ''Nous avons parlé… du besoin de réformes.''
M. Johnson a échappé aux critiques, contrairement à Barack Obama qui lors de la première visite en Ethiopie d'un président américain en exercice, en juillet 2015, avait à deux reprises décrit le gouvernement comme ayant été ''démocratiquement élu'' durant les élections générales deux mois auparavant.
Il a fait ces remarques en dépit de son propre gouvernement qui se disait '' profondément inquiet'' des restrictions imposées aux groupes d’opposition et aux médias lors d'élections durant lesquelles la coalition au pouvoir a remporté 100% des sièges au parlement.
Rashid Abdi, le directeur de l'ONG Crisis Group pour la zone de la Corne de l’Afrique, explique qu’il suffit de regarder les quatre pays voisins de l’Ethiopie pour mieux comprendre l’attitude des gouvernements occidentaux vis-à-vis de l’Ethiopie. Le Soudan du Sud est empêtré dans une guerre civile, la Somalie peine à contenir la rébellion islamiste des Shebab, l’Érythrée est perçue comme l’un des régimes les plus répressifs au monde et le Soudan figure sur la liste établie par Washington des Etats qui financent le terrorisme.
L’Ethiopie ne fournit pas seulement un ilot de calme au milieu des turbulences. Elle accueille également quelques 800 000 réfugiés que les gouvernements européens ne veulent pas voir migrer vers le nord.
''Il s’agit avant tout de la sécurité et de la stabilité de la région'' dit M. Abedi. ''Tant que les crises continueront dans ces pays, l’Ethiopie aura l’influence pour établir ce genre de relations très stratégiques.''
Les considérations économiques importent. ''C’est la plus grande économie d’Afrique de l’Est, et c’est également le pays le plus peuplé'' dit-il. ''En gros, c’est un marché très important.''
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